8 – À LA RECHERCHE DU COUPABLE
— C’est inouï ! déclarait M. de Maufil, nous avons bien vu déjà près de deux cents personnes et nous n’avons rien trouvé…
— C’est inouï... si l’on veut, rectifiait Juve, car enfin nous pouvons fort bien examiner deux cents individus sans aucun résultat et découvrir le coupable à la deux cent et unième main qui nous sera présentée...
— Oui, mais il y a quelque chose que vous oubliez M. Juve...
— Quoi donc ?
— Ceci... c’est que si le coupable se doute que vous examinez les mains, il ne sera pas assez naïf pour venir se soumettre à votre examen...
— Parbleu, vous avez raison, monsieur le directeur ; mais, croyez-le bien, j’y avais pensé.
— Monsieur le directeur, déclara le policier, je crois que nous avons examiné à peu près toutes les personnes qui sortent normalement de Lariboisière, à cette heure-ci ?
— En effet...
— Par conséquent, nous allons changer de méthode. Laissons ici un infirmier, un homme de confiance et allons nous-mêmes procéder à une perquisition...
— Vous prétendez fouiller l’hôpital ?
— Parfaitement, monsieur, c’est simple... Je vais prendre tous mes agents avec moi... nous les mettrons en ligne, l’un d’eux ne perdant pas de vue l’agent précédent ou l’agent suivant. Nous partirons du mur de l’hôpital, du mur d’entrée, nous dirigeant vers l’autre extrémité, raflant tout, balayant tout sur notre passage... au pied de chaque escalier, dans chaque pavillon, je laisserai un homme de garde... en revanche, je visiterai tous les services du rez-de-chaussée, et chaque fois que ma ligne d’agents rencontrera un individu valide, debout, elle le repoussera devant elle... de la sorte nous acculerons fatalement à l’autre extrémité de l’hôpital tous ceux qui se trouvent au rez-de-chaussée... ceux-là nous les examinerons tout de suite... si le coupable s’y trouve pas nous en serons quitte pour continuer.
Le plan de Juve était classique, il rappelait celui que l’on emploie dans les rafles.
Si, comme tout le faisait prévoir, l’individu pourchassé demeurait encore à Lariboisière, il devait fatalement se trouver pris entre la ligne d’agents dont Juve constituait une aile extrême et le mur du bâtiment terminant l’hôpital.
***
Lorsque le docteur Chaleck s’était vu refuser, par l’inspecteur qui gardait la sortie s’ouvrant sur le portail de la rue Ambroise-Paré, l’autorisation de partir sans le mot de passe délivré par le policier, il avait rebroussé chemin.
Longeant les massifs de la cour, les deux mains dans les poches, le docteur Chaleck s’en était allé vers les salles des malades, tournant le dos aux bureaux de l’administration où, à ce moment encore, il aurait pu rencontrer, chez le directeur, l’inspecteur Juve occupé à délivrer des permis de sortie aux personnes que leurs affaires obligeaient à quitter l’hôpital.
Le docteur Chaleck, l’air soucieux, la tête penchée, les yeux fixés au sol, avançait lentement. Depuis quelque temps déjà, il avait quitté la blouse blanche du médecin dans l’exercice de ses fonctions, et avait revêtu ses vêtements de ville.
Chaleck s’était arrêté à l’entrée de la longue galerie vitrée qui, bordant au rez-de-chaussée les bâtiments de droite, prend naissance derrière la chapelle et s’en va jusqu’aux salles d’opérations, du service de la chirurgie.
Chaleck, plongé dans de sombres réflexions, s’étant soudain retourné, aperçut au loin, mais venant dans sa direction, l’inspecteur Juve accompagné du directeur. Il remarqua aussi le cordon discret d’agents qui se formait sur la même ligne que ces messieurs et se disposait à balayer l’hôpital sur toute sa largeur. Machinalement et comme s’il eut voulu conserver entre lui et les nouveaux arrivants une certaine distance, le docteur Chaleck s’engagea dans la galerie vitrée et parvint au fond de celle-ci. Il allait pénétrer dans la salle de chirurgie et vraisemblablement la traverser pour gagner d’autres locaux, lorsqu’un infirmier l’empêcha de passer :
— Monsieur le docteur, dit-il, il ne faut pas entrer là pour le moment. Monsieur le professeur Hugard qui est en train d’opérer l’a formellement interdit.
Chaleck, sans insister, songea à remonter la galerie et fit quelques pas dans ce but, mais brusquement il rebroussa chemin. Juve et le directeur, accompagnés d’un employé de l’administration, s’engageaient dans le couloir vitré, refoulant devant eux une demi-douzaine de personnes, malades, garçons de salles...
Chaleck ce mêla à ce petit groupe.
Un vieux qui avait la main immobilisée dans un pansement depuis qu’on lui avait ouvert un panaris plaisanta :
— Peut-être qu’ils vont vouloir m’arrêter puisque le coupable est, à ce qu’on dit, blessé aux doigts !
Digne et calme, Juve s’évertuait à rendre rapidement leur liberté à chacune des personnes réunies par le hasard dans cet angle de couloir. Pour passer il suffisait de lui montrer les deux mains, bien en face, les doigts écartés.
M. de Maufil faisait aussitôt, sur un signe de Juve, délivrer à l’intéressé par l’employé de l’administration qui raccompagnait, un petit carton mentionnant son nom et sa qualité. Ce qui permettait d’aller en paix.
— N’avons-nous plus rien à voir ici ? interrogea Juve.
— Non, monsieur l’inspecteur, répondit le directeur de l’hôpital ; à droite de cette salle, dont la porte est fermée, il n’y a que le professeur Hugard et ses internes qui opèrent une appendicite. Nous ne saurions le déranger en ce moment. Toutefois, si vous le jugez nécessaire, nous pourrons visiter ce local sitôt l’intervention du chirurgien terminée ?
— Je vous remercie, murmura Juve, je l’ai déjà vu et personne ne m’a semblé suspect dans le service du professeur Hugard. D’ailleurs, tous ces messieurs ont déjà leurs laissez-passer.
M. de Maufil s’inclinant, tournait les talons. Juve le rappela :
— Quelle est cette issue ? demanda-t-il...
M. de Maufil eut un sourire.
— Vous voulez tout voir, monsieur ? entrons !
Le directeur ayant ouvert la porte s’effaça devant Juve qui s’engagea dans un passage étroit, humide et noir.
Le policier fit quelques pas en avant. Le couloir, très court, s’ouvrait sur une vaste salle, aux allures de cave, simplement éclairée par des soupiraux au ras du plafond et dans laquelle régnait un froid intense. Un bruit d’eau coulant perpétuellement de robinets ouverts troublait par son clapotis monotone le silence de ce lieu exclusivement meublé d’une immense claie de bois.
Sur cette claie, de vagues et longues formes blanches étaient étendues et lorsque ses yeux se furent habitués à la pénombre qui régnait, Juve vit que c’étaient des cadavres enveloppés de linceuls. Les têtes et les épaules seules émergeaient des draps funéraires et sur les fronts des morts coulait sans interruption une eau glacée que dispensaient avec parcimonie mais régularité, des robinets en becs-de-cane surplombant le plan incliné.
Comme Juve se retournait vers le directeur de l’hôpital :
— C’est l’amphithéâtre, expliqua celui-ci, où nous conservons les corps qui doivent être autopsiés... Tenez-vous à rester ici plus longtemps ?...
— La pièce n’a pas d’autre accès que la porte par où nous sommes entrés, n’est-ce pas, monsieur le directeur ?
— Pas d’autre issue, non...
Juve faisait quelques pas dans le sinistre local, se penchait vers les formes blanches étendues à ses pieds.
— Franchement, avoua-t-il, c’est impressionnant, cette morgue, dissimulée au bout de votre maison...
— Vous n’y êtes pas habitué.
— En tout cas, répondit Juve, comme on ne peut pas se cacher ici, voyons ailleurs.
Mais au moment où derrière M. de Maufil, Juve sortait du funèbre local, il rencontrait ses agents qui, conformément au plan tracé, devaient fatalement le rejoindre à la fin de leur visite du rez-de-chaussée des bâtiments. Eux aussi étaient bredouilles.
Juve se rongea les ongles, un peu nerveux, agacé de la tournure que prenaient les événements.
— Le premier étage, commença-t-il, en s’adressant à l’agent Michel, a bien été visité ?
— Pas depuis que vous l’avez vu vous-même, monsieur l’inspecteur. Mais personne sans laissez-passer n’a pu y monter puisque nous avons des agents à chaque escalier...
— C’est ce que je voulais vous faire confirmer, répondit Juve... c’est bien ; réunissez vos hommes derrière la chapelle et attendez mes instructions...
Quelques instants après, Juve et M. de Maufil se retrouvaient en tête à tête dans le bureau directorial...
— Eh bien ! monsieur l’inspecteur ?
— Eh bien, monsieur le directeur ! Je ne puis vous dire qu’une chose : le meurtrier nous a vraisemblablement glissé entre les mains...
— Vous croyez qu’il a pu éviter la rafle ?
— C’est à peu près sûr !... il se peut qu’il ait quitté l’hôpital en franchissant un mur...
— Je vous garantis que c’est impossible, les murs sont trop hauts... Qu’allez-vous faire maintenant ?
Juve avait tiré sa montre.
— Mon Dieu ! dit-il, il faut absolument que je vous quitte... je dois aller rendre compte de ces incidents à M. Havard et aussi prendre mes dispositions pour le changement des agents qui sont ici en service depuis sept heures du matin...
— Mais vous reviendrez ?
— Certes !
— Que dois-je faire en vous attendant ?
— Rien ! toutefois, si vous voulez encore visiter les recoins de la maison, ce ne sera peut-être pas du temps perdu ?...
Juve s’en allait, M. de Maufil le rappelait :
— Une question... ce système de laissez-passer que vous avez inauguré tout à l’heure, faut-il le maintenir dans toute sa rigueur jusqu’à votre retour ?...
— C’est absolument indispensable, monsieur, répliqua Juve, il faut que je sache exactement qui entre et qui sort. Toutefois s’il est des personnes connues de vos concierges qui manifestent l’intention de s’en aller, contentez-vous lorsqu’elles partiront de leur faire signer leur nom sur un registre que votre portier tiendra à ma disposition.
— C’est une affaire entendue.